Le dernier Prophète (Roman).

Mais comment un roman contenant le nom de 13 champions d’échecs1 , contemporains qui plus est, a-t-il pu m’échapper ?
Comment un récit évoquant 5 variantes archi-connues2 a-t-il pu passer sous mon radar sans déclencher aucun écho ?
Comment enfin, une histoire mettant en scène le célèbre arbitre international français Stéphane Escafre, pourtant à la manœuvre d’un tournoi de catégorie 21 à Paris, est parvenu à rester dans l’ombre ?
Un mystère c’est possible, un complot nous verrons.
Bref il était grand temps de mettre un terme à cette bien involontaire ignorance.
Le dernier prophète est un objet bien étrange à divers titres à commencer par sa forme interne. L’auteur en effet a placé des coups d’échecs pour tous les titres de ses 55 chapitres. Rien que ça !

L’ensemble constitue de fait une partie à rebondissements dont vous trouverez le graphique de l’analyse (par StockFish 13) ci-dessous.

Aux coups qui constituent les titres de chapitre l’auteur ajoute à chaque fois et pour le plus grand plaisir du lecteur un proverbe, une citation, une formule ce qui me rappelle instantanément de bien belles lectures d’enfances3 . Dispositif classique très agréable qui réveille l’imagination et place quelques petites pierres à suivre sur le chemin proposé. Ainsi on croise Victor Hugo, Sieyès, Stendhal, Jean Jaurès, Max Gallo, Jules Renard et bien d’autres personnages plus ou moins célèbres.
Maintenant soyons clair, en dépit du 4° de couverture que nous allons découvrir et qui évoque au cœur de de la trame du roman deux frères échéphiles l’un, Léon Colin GMI et l’autre, Colin Junior, certainement beaucoup plus fort et par ailleurs son entraineur, l’aspect échiquéen largement présent de bout en bout ne donne pas lieu pour autant à une enquête de type « voyage au pays extraordinaire du jeu d’échecs ». A certains égards on peine même parfois à faire un lien symbolique ou métaphorique entre les échecs et « le reste » de l’affaire mais le bénéfice est sans doute d’être invité à faire preuve soi-même de curiosité et de finesse.
Direction maintenant la fameuse 4° de couverture.

« Léon Colin est un Grand Maitre International d’échecs sans envergure, sans charisme, et sans grand avenir. Presque quarantenaire et solitaire, une carrière en demi-teinte derrière lui, sa vie ne se résume plus désormais qu’à des entrainements échiquéens quotidiens, des tournois occasionnels, qui lui rapportent juste de quoi survivre, ainsi que la garde de son frère cadet : Colin junior, un personnage énigmatique, et impénétrable, incapable de parole ni de mouvement qui passe son temps sur Internet. Leur quotidien si bien réglé bascule totalement le jour où, en pleine période de tension pré-électorale, Léon et son frère annoncent dans une video la destruction prochaine de la tour Eiffel. Le lendemain, un terrible attentat meurtrier frappe la dame de fer. Simple coïncidence, machination machiavélique ou bien incroyable divination ? Traqué, manipulé, surveillé, Léon Colin sera propulsé bien malgré lui au cœur d’une vaste enquête d’intérêt national. Malmené du palais de l’Elysée jusqu’aux fins fonds des cités rouge de France, il n’en sortira pas indemne c’est certain. « Lorsque la tour Eiffel tremblera, la France s’éveillera » prédisaient les frères Colin. Ils avaient raison. »

L’auteur l’a-t-il fait exprès ?
Car la formulation « Lorsque la tour Eiffel tremblera, la France s’éveillera » n’est pas sans rappeler, avec un sérieux effet de chiasme, le titre du très célèbre essai des années 70 du ministre Gaulliste bardé de diplômes Alain Peyrefitte à savoir « Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera » .
Exploitons ce point d’entrée un rien « boomer ».
Si l’on fait l’hypothèse raisonnable du clin d’œil on peut voir par là un petit côté « c’était mieux avant » ou bien dans une autre formulation « on vous l’avait bien dit ».
Et la pioche n’est pas mauvaise… En effet le narrateur assume objectivement un discours assez orienté, parfois limite gilets jaunes, et, non sans humour convoque avec arrière-pensée Eric Zemmour et Michel Onfray en duo et leur fait tenir une place assez inattendue (et sur laquelle je ne porterai aucun jugement).
Mais qui est donc ce narrateur ? Un réac’ qui se lâche ? Un visionnaire qui alerte ?
Question subsidiaire : et les échecs finalement dans tout ça ?
L’atmosphère fin de cycle est prégnante de bout en bout et la question du « système de prise de décision politique » est un enjeu majeur.
Un lien entre la prise de décision en politique et la prise de décision lors d’une partie d’échecs ? A voir… Nous, les joueurs d’échecs, savons qu’un coup d’échecs pris à la majorité du plus grand nombre conduit très rapidement à la catastrophe dans une partie contre un joueur titré.
L’ambition de Colin Junior pour laquelle il enrôle bien malgré lui son GMI de frère est de mettre en place une DND (Démocratie Numérique Directe) afin d’améliorer la situation, même si d’entrée de jeu la difficulté apparait.

Page 117 « Votre démocratie numérique directe, c’est un très beau concept. Mais à terme, ce sera ni plus ni moins que la victoire à la télé de la ligue 1 sur Arte, la victoire à la radio de Justin Bieber sur Mozart, la victoire au cinéma de « Fast & Furious » sur Jean-Luc Godard, la victoire dans les musées des monochromes sur Van Gogh, la victoire du rap sur la musique classique, la victoire littéraire d’Harry Poter sur Baudelaire… vous comprenez… »

Le narrateur en profite pour décrire sans nuance quelques-unes de nos banlieues rouges de manière féroce, palpitante mais féroce :

Page 56 « l’impossibilité pour les forces de l’ordre de pénétrer dans plusieurs dizaines de villes de France désormais régies par la charia, compliquait singulièrement sa tâche et… »

De même il assume parfaitement des points de vue parfois plus que douteux :

Page 142 « Zohra était fort sympathique, charmante, et son thé délicieux, mais elle avait ce trait de caractères si fréquent chez les femmes et qui a le don d’agacer beaucoup d’hommes ; elle était incapable de répondre à une question simple de manière claire et directe. »

Mais c’est un roman, pas un documentaire ni une thèse de sociologie. A noter qu’à propos de thèse il se trouve que Zohra est un personnage assez étrange, attachant, universitaire brillante et ethnologue de haut-vol qui a fait le choix d’accepter de porter la burka pour pouvoir analyser telle une entomologiste le monde sous la charia de ses propres yeux. Bienvenue dans nos banlieues revisitées par le narrateur, je vous avais prévenu.
Il n’en reste pas moins que la sulfateuse tire dans tous les sens et le monde des échecs n’est pas épargné (ce qui pourrait expliquer un accueil sinon froid du moins sans rapport avec le mérite que j’accorde pour ma part bien volontiers à ce premier jet de Léon A.Nicols).

Page 92 « Considérés à tort par le commun des mortels, comme détenteurs d’un savoir spécifique profond et inatteignable, ils jouissaient en général durant les dix premières minutes de leur rencontre avec un nouvel humain, de ce super statut d’être supérieur. Une fois les dix minutes écoulées ils redevenaient humains, voire sous-humains, pour la plupart, tant la platitude de leur vie en dehors du noble jeu était affligeante ».

Parce que nous sommes au cœur d’un questionnement sur le processus électoral et que la toile de fond est une réflexion (souvent intéressante) sur le mode de prise de décision en société et principalement via les acteurs politiques il fallait bien pour corser le tout ajouter une petite dimension complotiste. Ce sera le Grand Orient De France qui ne sort pas grandi, lui non plus, des 300 pages. Ce n’est pas l’aspect le plus précis du livre et quelques erreurs de tournure (sans aucune gravité sur le fond) pouvaient facilement être corrigées par une simple relecture vigilante. Il n’en reste pas moins que le lien fait page 166 entre la franc maçonnerie, les échecs et la destinée d’un homme est assez savoureux et pourrait à lui seul nourrir un autre livre. A ce stade il me parait important sans divulgâcher, car c’est avant tout un thriller, de convoquer quelques « grands mots » pour mieux cerner ce dont il s’agit.
C’est d’un roman téléologique dont il est question ici. Au travers d’un jeu d’intrigues que l’auteur manie avec grand talent nous nous retrouvons au cœur d’une énigme eschatologique. Cette dimension, fondamentale, est la plus ambitieuse de l’ouvrage et peut expliquer à elle seule le regard sombre et souvent fataliste du narrateur.
Comme déjà dit toute la dynamique du livre fait néanmoins une large place aux échecs de compétition et c’est je crois ce qui peut troubler le lecteur qui irait vers cet ouvrage pensant avoir à faire à une « enquête au cœur du monde des 64 cases » … pour autant les membres de « la famille des pousseurs de bois » se régaleront a minima de plusieurs clin d’œil.

Page 76 « Je me souviens que je suivais ses parties onlines et en direct sur “ chess24 ”, et que… »

Et ci-dessous l’auteur peut-il jurer qu’il ne pensait pas au Grand Maitre International Jules Moussard ?

Page 209 « je compte sensiblement modifier ton calendrier cette année. On va faire beaucoup « d’open » pour forger ton jeu avant de te frotter aux plus gros tournois fermés ».

Ce premier roman (et il faut toujours aider les premiers romans malgré leurs imperfections) dont la chute totalement imprévisible et douloureusement poétique mais finalement pleine de promesses m’a laissé sur le carreau un bon moment est à découvrir.
Cette lecture haletante constitue une expérience, au sens propre, extraordinaire.
J’invite tous les joueurs d’échecs et autres sympathisants intrigués par les approches atypiques à envisager cette lecture sans en attendre un tableau idyllique (qui serait de toute façon trompeur) de notre « gens ».
Krusti, à bientôt ici ou ailleurs.

  1. Kasparov, Bacrot, Ponomariov, Morozevicth, Hamdouchi, Giri, Korobov, Anand, Svidler, Nakamura, Panchanathan, Ni, Caruana
  2. gambit smith-mora, la Grünfeld, la variante Ruy Lopez, la variante Saemisch, la Siciliene Sveshnisko
  3. Et soudain me revenait en mémoire les contes philosophiques de Voltaire (Chapitre 1 : Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui)

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