La diagonale Alekhine

Article paru le 10 avril 2021 sur Chess24 France.

Quand bien même on ne saurait rien sur Alekhine, il resterait quand même l’odeur de soufre.
En un sens c’est terrible.
A-t-il ou non été un antisémite notoire durant la seconde guerre mondiale ?
« Ses » écrits durant la guerre sur les « Échecs juifs et aryens » dans la presse allemande sont-ils finalement de lui ?
Ont-ils été rédigés sous la contrainte de l’occupant ?
Il niera beaucoup et se contredira un peu…Alors ?

On lira avec grand profit un certain nombre de travaux notamment sur EE.
Ce doute qui fait mal, ce doute dont on ne se remet jamais.
Mais qui sommes-nous pour juger aujourd’hui ?
Le livre se gardera bien de répondre à cette cruelle question et de cela on ne peut que se féliciter. C’est un roman pas un « cold case ». Cela étant l’exercice est délicat.
Où est la biographie où est le roman ?
Alors je vais me montrer binaire au risque de la caricature: Ce que j’ai aimé je l’ai beaucoup aimé, ce qui m’a mis mal à l’aise m’a vraiment mis mal à l’aise.
La diagonale Alekhine est un ouvrage en 3 étapes que nous, joueurs d’échecs, connaissons bien.
Ouverture, Mittelspiel et fin de Partie voilà qui est plutôt habile. La langue choisie pour nommer le milieu de jeu dit clairement que l’auteur ne se dérobera pas.
Poursuivons.
Une bonne moitié du livre, rythmée, rassemble d’entrée de jeu tous les éléments qui restituent le milieu échiquéen de l’époque. En outre la vie privée d’Alekhine, toute en tension et en ambiguïtés y est racontée de prés et quasi-physiquement on ressent la complexité du personnage. Ce qui touche à la difficulté de la période et à l’étrange union que constitue son mariage est également palpable. L’auteur est manifestement érudit et son style agréable, alerte et percutant. C’est un régal.
Bon petit bémol toutefois page 14, j’ai un peu tiqué avec « La politesse nous l’interdit de l’écrire. » mais après-tout on a tous droit à un crédit « coquille ».

    Page 182 j’ai été également un peu chagrin de lire « … échangeant pièce après pièce, passant un pion dans son camp et s’assurant d’adouber une dame en finale ». Enfin on ne s’assure pas un adoubement en effectuant la promotion d’un pion, même métaphoriquement non ? Je sais bien que l’artiste fait ce qu’il veut avec les règles mais tout de même…

Ces deux petits griefs derrière nous revenons au plaisir de la lecture. Les anecdotes fusent et le lecteur se réjouit de penser que tout est vrai car pourquoi inventer des trucs pareils ?

    Page 21 « …, il avait empoigné son roi et, au lieu de le coucher sur sa case comme le voulait l’usage, il l’avait balancé à travers le hall… » ce qui au passage rend hommage à ce superbe geste, d’une élégance que reprendra la série « The queen’s gambit » à savoir celui de coucher son roi en cas d’abandon. Qui a pu dire que seuls les tocards agissaient ainsi ?

La dimension internationale est bien présente et Capablanca, Tartakover, Rubinstein, Bogolioubov, Réti bref tous les noms propres de l’époque sont là…
Des détails croustillants sur le champion du roman ponctuent la narration.

    Page 26 « Alekhine annotait ses parties au crayon gras, principalement en russe et en français, mais aussi en allemand ou en anglais, en latin ou en grec ancien ».
    Page 39 on a même en bas de page les deux parties qu’Alekhine considérait comme ses meilleures. Une défense hollandaise contre Bogolioubov à Hastings en 1922

et un Fiancheto du Roi contre Réti encore avec les noirs en 1925 à Baden baden.

Ça se gâte un peu ensuite et notamment au niveau d’une certaine crudité dans les dialogues que je trouve mal venue et sans rapport avec la tonalité du reste du texte. J’en veux pour démonstration ce qui se passe entre Alekhine et Olga Capablanca page 42/43 avec un jeu de mot maladroitement mais volontairement lubrique autour du mot trique. Il en ira de même avec les dialogues entre les deux SS qui jouent les confidences à la Benjamin Griveaux au sujet de photos échangés que je ne vais pas décrire ici. Les descriptifs Sado Maso avec le Nazi (lieu commun) me semblent également ne rien ajouter à l’ensemble tout comme l’humour douteux type « les huiles nazies avaient d’autres poissons à frire ».Tout ceci brisant une harmonie pourtant vraiment plaisante.
Ce n’est pas une histoire de pudeur excessive ou de pudibonderie mais seulement pour ma part un problème d’unité artistique.
Ces réserves exprimées il n’en reste pas moins que le livre se dévore. Et la richesse du lexique « Taifun » « pitchpin » «shrapnel » « tokarev » « sabretache » « blount » ajoute au plaisir.
La dernière partie est clairement la plus féérique et l’auteur emprunte un style qui pourrait faire penser à Boulgakov (Le Maître et Marguerite ) et qui peut avoir son charme tant il nous emporte dans des sphères improbables et poétiques.
Et puis on réfléchira longtemps et j’espère beaucoup à cette sentence page 184 « Quoique cérébraux et désintéressés, les échecs n’en restent pas moins un jeu, et une part non négligeable de la population échiquéenne possède le caractère enfiévré et vénal des joueurs d’argent ».
A bientôt ici ou ailleurs.
Krusti.

Ci-dessous les commentaires de l’époque.


Lien du docteur Pipo évoqué ci-dessus: https://en.chessbase.com/post/a-glimpse-into-the-past-the-story-of-a-picture

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