Petite philosophie du joueur d’échecs

Article paru le 13 octobre 2022 sur Chess24 France et aimablement présenté ci-dessous par Yosha Iglésias Community manager.

A l’occasion de la sortie du nouveau livre de René Alladaye, dont le titre reprend la formule de Tarrasch « Les échecs comme l’amour et la musique ont la faculté de rendre les gens heureux », notre spécialiste littéraire et cher membre corpo Krusti nous livre l’analyse du précédent ouvrage d’Alladaye, la « Petite philosophie du joueur d’échecs »

Seize années.
Seize années c’est beaucoup dans une vie.
Presque une génération… Enfin j’me comprends.

Bref sans être un incunable ce livre sorti en 2005 et vite devenu introuvable (ll m’a fallu un peu de temps sur le marché de l’occasion pour le trouver… ne vous découragez pas… ) se trouve être une belle découverte dont le contenu parfois daté (ce qui ajoute une patine bien agréable et j’y reviendrai) constitue une fabuleuse madeleine.

Ce succès on ne le doit pas au titre (qui est ce qu’il est simplement pour d’évidentes raisons éditoriales compte-tenu de la collection à laquelle il appartient).
L’ouvrage n’a rien d’une philosophie ni petite (du genre du développement personnel, quelle horreur ! On l’a échappé belle) ni grande (« Pour une éthique du joueur d’échecs en compétition», vaste et beau sujet mais on serait vite sur une niche )…. NON, c’est bien plutôt l’itinéraire d’un honnête homme (version XVII° siècle enfin c’est l’impression qu’il m’ a fait) joueur d’échecs passionné nous prenant par la main et nourrissant son propos de fréquents clins d’œil en direction des nombreux philosophes qu’il convoque toujours avec subtilité, efficacité parfois même avec humour. C’est une visite accompagnée de (et dans) l’Histoire du jeu d’échecs à l’aide d’une multitude de sésames qui ont en commun d’avoir un lien avec des grands noms de la pensée… Pour cela l’auteur possède indiscutablement 2 immenses qualités : Du côté des humanités on ne la lui fait pas, du côté de l’amour des échecs sa fidélité le rend insoupçonnable.

Alors sans parler de bémol on s’amusera de sa charge, sur un ton sec et assez définitif qu’on ne retrouvera jamais plus tard dans le livre, contre un immense penseur (et ses émules) qui nous permet pourtant, au moins dans certains cas, de voir avec un complément de détails et un supplément de finesse les forces à l’œuvre dans la vie des hommes, je veux parler de Sigmund Freud. Nous sommes là page 11/12. Je considère pour ma part que ne pas vouloir apprécier un minimum les apports de la psychanalyse revient à prendre le risque de réfléchir à l’aide d’une pensée hémiplégique. Mais tant pis. Ce que l’auteur fait avec ses autres outils vaut largement le détour et la promenade ne manque jamais ni de charme ni d’intérêt. Ouf j’ai eu juste un peu peur au début.

Cette balade place l’air de rien une focale sur les temps récents (mais à certains égards déjà si anciens et c’est là que l’on sent la patine !) et l’auteur, né la même année que celle de Kasparov, en a vu passer des champions, des championnats, des joies, des peines, des histoires tristes des histoires drôles. Cela nous permet de lire de belles pages avec des corrélations délicieuses et pour en citer juste quelques-unes nous voyons Kasparov et Hegel page 24, François Jullien (ahhhh François Jullien) et Nimzovitch page 32/33, Mallarmé, Poe Fischer et Spassky page 53 je n’insiste pas… c’est un festival !

Le plaisir de la lecture est en proportion ici des nombreux liens que tisse l’auteur entre les figures quasi totémiques du noble jeu et les personnages sacrés qui balisent l’histoire de la pensée humaine. Ce tissage, activité précieuse selon Platon si je ne m’abuse, nécessite précision patience et doigté. Tout y est. Les intitulés des chapitres « montrent » un peu du périple dont il est question :

  1. L’art de la Guerre
  2. Les figures du pouvoir
  3. La quête de la vérité
  4. Vision du temps
  5. Esthétiques sur deux couleurs.

5 chapitres.
5 comme le chiffre de l’amour, la cinquième essence, et ce n’est donc pas pour rien que je collerais bien volontiers cinq étoiles à ce dernier chapitre dans lequel René Alladaye n’écoutant plus que son cœur convoque avec la plus grande sagacité l’immense roman de Pierre Choderlos de Laclos « Les liaisons dangereuses ». Après on peut se demander comment l’extrait choisi serait considéré aujourd’hui par les tenants de la cancel-culture.

Chemin faisant je ne résiste pas et je fixe les quelques points et formules ici et là qui m’ont particulièrement saisi et sur lesquels j’aimerais à la fois qu’ils constituent comme une complicité avec l’auteur et comme des éléments d’un éventuel « teasing » auprès du lecteur de ce modeste billet.

Page 75 « … j’y retrouve, à tort ou à raison, ce geste un peu mélodramatique qui consiste à renverser son Roi sur l’échiquier en signe d’abandon ». Dans mes bras René ! Nous ne sommes pas des tocards (Malheureuse formule employée à tort lors d’une tentative d’analyse de la fabuleuse série The Queen’s Gambit, série qui fait la part belle à cet esthétique renversement sur l’échiquier.) et si notre patrimoine immatériel est parfois mélodramatique il faut en prendre soin.

Page 120 « Mais les chiffres ici, comme souvent, forment un écran de fumée ». Un ange passe. S’i y a bien un monde dans lequel on peut et on doit tenir ce discours c’est celui de notre jeu.

Page 56 et 175 « … par des coups sur l’échiquier et aucune surprise à redouter ; l’envers du poker en somme » « Vous vous êtes fait plumer au poker ou lessiver au Monopoly ? L’excuse d’un sort systématiquement contraire vous tend les bras. Sur l’échiquier les excuses s’évanouissent ». Je ne trouvais pas les mots, ils sont là !

Enfin, un livre qui évoque dans ses dernières lignes, et Jean-Pierre Mercier (chronique quotidienne dans Libé) et Led Zeppelin en n’ayant parlé que du jeu d’échecs tout du long ne doit-il pas être au cœur de nos bibliothèques ?

Krusti, à bientôt ici ou ailleurs.

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