La vie rêvée du joueur d’échecs aux Éditions Grasset.

Article paru le 5 mars 2021 sur Chess24 France et aimablement présenté par Yosha Iglésias Community manager.
L’écrivain Denis Grozdanovitch vient de publier « La vie rêvée du joueur d’échecs » aux Editions Grasset. Krusti, notre éminent et très cher membre, nous en livre son analyse !

Mais quelle mouche a piqué Denis Grozdanovich (que nous nommerons DG désormais) lors de l’émission « Grand bien vous fasse » sur France inter dernièrement ?
J’y reviendrai.
Commençons par présenter rapidement l’auteur ce qui nous permettra d’ailleurs de répondre à une question qui hante le livre « D’où parlez-vous ? (Page 110) ».
Il est né en 1946, a gagné les championnats de France Junior en Tennis et a joué en équipe de France de 17 à 22 ans.
Il a également été champion de France de squash.
Il a pas mal bourlingué en autodidacte (Page 152 « …l’autodidacte naturellement induit à l’irrévérence que j’ai toujours été » ) notamment du côté du « Collège de France » et l’heureux homme a pu profiter ainsi des cours de Vladimir Jankélévitch (… qu’il prononce ïankelevitch alors que le célèbre philosophe mélomane tenait à ce qu’on le nomme phonétiquement à la française « jeankélévitch ». Oui je sais c’est le côté pénible du Krusti.) ceux également de Philippe Descola et encore de Jacques Bouveresse. Excusez du peu (Je ressens un peu de cette jalousie propre à altérer mon jugement.).
C’est sans doute ce parcours qui lui vaudra d’être invité par Adèle Van Reeth en 2019 pour une émission !
Evidemment « pour nous » c’est sa passion pour le jeu d’échecs qui va constituer la véritable porte d’entrée de son ouvrage dont il est question ici. Notre jeu il le connait bien, il en voit sinon les limites du moins les risques à haute dose. N’oublions jamais que c’est un membre de la famille (Gens Una Sumus) qui nous parle !
Le titre est d’ailleurs bien plus qu’une invitation c’est une promesse ! « La vie rêvée du joueur d’échecs » (Grasset).
Ci-dessous la première page de la table des matières…

Ancien adhérent du JEEN il a un rapport néanmoins compliqué au roi des jeux.
Passionné un jour, inquiet de sa passion un autre il va avoir du mal à trouver le juste équilibre et cette recherche c’est bien, je crois, le fil rouge de son intéressant essai.
Mais revenons sur l’échange radiophonique en question (c’est vers 9’20) dans l’émission qui a glacé bon nombre de joueurs d’échecs.
Cette émission avait pour titre le très accrocheur (et limite racoleur) :
« Comment le jeu d’échecs peut-il nous aider dans la vie ? »
…et se déroulait sur une petite heure (Était présent également en guest star Xavier LeHerpeur auteur d’une bonne critique concernant the Queen’s Gambit dans son émission hebdo sur les séries. Je dis ça…) en présence de Kevin Bordi célèbre youtubeur et de Bernard Werber romancier spécialiste en fourmis et en chats.
L’auteur raconte son rapport au jeu, laissons-lui la parole pour ce moment d’anthologie. Installez-vous confortablement, prenez un cigare ou un bon verre d’Aloxe-Corton premier cru et surtout accrochez votre ceinture.

    DG : « Je n’aurais pas voulu devenir un de ces addicts, comme j’en ai rencontré beaucoup. »
    L’animateur : « Pourquoi ? »
    DG « Parce que ce sont des autistes ! Vous savez la plupart des grands joueurs d’échecs sont des Asperger, hé heu, le syndrome d’Asperger… et donc ce sont des gens qui sont complétement isolés du monde ils sont en fait handicapés…alors ils sont très intelligents dans un domaine mais complétement inaptes au reste. Et la plupart des grand-maitres d’échecs… j’en ai rencontré un certain nombre sont… font partie de cette… SAUF KASPAROV ! »

L’animateur (dans un silence général et j’imagine gêné) « Alors attention à l’utilisation du terme autiste qui peut parfois… peut-être choquer certains de nos auditeurs atteint par le syndrome du spectre autistique. »
Je n’en revenais pas. Je suis littéralement tombé des nues. Nous sommes en 2021 sur une « radio nationale ».
Bref.
Ci-dessous la deuxième page de la table des matières…

Retour au livre avec tout de même ce que j’appellerais un avertissement (de ma part).

    On ne rentre pas dans ce livre par le seul amour du jeu. Il faut de mon point de vue « cocher » d’autres cases. Aimer les sciences de l’homme, apprécier les détours, adhérer au projet de DG qui, dans le meilleur sens du terme, nous prend par la main pour une ballade au cœur de l’intellect.
    Modus operandi : Pour découvrir ce livre sans trop « spoiler » tout en se rapprochant du texte j’ai choisi la méthode (contestable évidemment) du survol avec piqués à l’occasion vers quelques éléments du contenu. C’est partiel, incomplet, critiquable mais ça donne une idée. Et de plus ce n’est pas un roman alors… Je déambule le plus souvent en respectant la pagination sauf en cas de parallèle qui me parait pertinent.

DG nous propose d’abord de cheminer avec lui via ses journées dans un cercle de jeux au sein duquel il passait et ses après-midis et ses soirées (après avoir donné des cours de tennis le matin) et c’est très agréable à découvrir. Les pages en lien avec le jeu (et son histoire) sont d’ailleurs tout au long du livre certainement les plus belles.
L’auteur sent que l’addiction le guette et d’un coup d’un seul il va s’éloigner du jeu en mode survie dans une séquence de quelques lignes qui je l’avoue me hante encore.
Rapidement on comprend que la problématique du livre va tourner autour des modes de connaissance, des modes de pensée, aussi sur la particularité du jeu et sur ce qu’il faut en tirer comme conséquence.
DG va mobiliser pour cela l’ensemble (j’imagine) de ses connaissances en philosophie, en anthropologie et l’on va vite se retrouver submergé de références et de noms propres.
La simple lecture de ses notes en fin de volume donne une idée de la boite à outils conceptuels en arrière-plan.
C’est à la fois un point fort et un point faible du livre. Fort pour le curieux qui n’est pas venu là QUE pour parler échecs et qui s’interroge sur les liens possibles entre la pensée en action aux échecs et la pensée en action dans la cité.
Faible pour celui qui pensait avoir à faire à une autobiographie qui n’aurait pour thème que je jeu.
Mais le lecteur qui s’accroche est récompensé. Cet essai est une ballade métaphysique, osons le terme, tantôt proche de l’échiquier tantôt flirtant avec le monde des idées.
De Carlsen à Platon la conséquence est bonne pour parodier une célèbre formule.
J’imagine néanmoins qu’on va en perdre quelques-uns au passage.
Pourtant DG raconte bien. Les anecdotes sur les champions d’échecs sont délicieuses. La manière dont il évoque le génie singulier de TAL est à lire et à relire.
La digression c’est aussi son truc. Digresser il n’arrête jamais et il en profite d’ailleurs pour régler ses comptes avec une certaine élite prisonnière d’un certain mode de pensée, d’une certaine manière de voir les choses (Page 41 c’est sans le dire l’ENA et toutes les formations de dirigeants qu’il assassine).
Comprenons-nous bien ces digressions ne sont pas des hors-sujets il vaudrait mieux considérer qu’il effectue des pas de côtés afin de cerner au mieux les préoccupations qui sont les siennes. Et qui deviennent les nôtres.
Autre chose qui saute aux yeux c’est le lexique de DG. Il est riche, parfois délicieusement suranné mais toujours vivifiant (assuétude, élucubrer…).
Avançons dans la lecture… Clin d’œil appréciable en direction de Nicolas Giffard et de Michel Roos (page 53).
Nous lirons un long passage avec « Alice » pour nous retrouver de l’autre côté du miroir de Lewis Caroll ce qui permettra à DG au passage de dire tout le mal qu’il pense de la « Déshumanisation technocratique exponentielle » (Page 74).
Bon, sur l’élégance du jeu de Judith Polgar à mettre en relation avec le fait que c’est une jolie femme je ne suis vraiment pas Fan ce n’est rien de le dire… (Page 88).
Poursuivons.
Qui dit jeu dit adversaires et s’il n’en avait pas DG s’en inventerait !
Deux de ses chapitres démarrent par des formules qui en disent long.
Début du chapitre « la boxe juive » : (Bref contenu intéressant et à mettre en lien avec la formidable émission Tenou’a animée par Delphine Horvilleur (le judaïsme et l’art de jouer aux échecs)
« Comme je ne suis pas sans ignorer à quelle doxa je suis susceptible d’être en butte… » (Page 98).
Début du chapitre « indécidabilité » :
« Il me parait maintenant nécessaire, tant je prévois une levée de boucliers… » (Page 134).
Sa correspondance avec Simon Leys aiguise la curiosité et il s’étend longtemps sur la question typique des années 60 que j’aurais tendance à simplifier par la (célèbre) formule « D’où parles-tu camarade ? » s’aidant notamment (et habilement) de la phénoménologie mais aussi de petites histoires sans prétention (en apparence) venus d’orient le tout avec une réelle efficacité. Il construit là son fameux « Point de vue du haut du pont » (page 138 pour la dernière occurrence).
Mais que se passe-t-il page 115 ? Asperger le retour !
Observons.
Toujours à son combat contre la « …bêtise dogmatique et prétendument savante… » (Page 115 haut) DG balance un paquet de noms propres (Turing, Newton, Gödel, Kepler, Pauli, Grothendieck) (Page 115 milieu) pour finir en bas de cette même page par le constat que ce type d’intelligence dont sont possesseurs nos héros ci-dessus (souvent frappés de « cet autisme nommé syndrome d’Asperger ») doit sans doute compenser sa « déficience sur le plan de l’empathie », « par des croyances spirituelles plus ou moins farfelues ».
Page 116 c’est au tour de Bergson de subir le diagnostic « Bergson- lui-même probablement Asperger
mais… »
Qu’en penser ? Que nous dit cette obsession de l’autisme Asperger ?
Bref.
Poursuivons.
Page 130 le combat continue « … nos autorités gouvernementales sauraient peut-être enfin… »
Arrive ensuite une longue démonstration parfois ardue, quelque-chose comme un tunnel logique mais en fait assez passionnant.
En gros ce long passage nous démontre avec brio et force soutien scientifique qu’au-delà de cette limite votre mode de connaissance n’est plus valable.
Corpuscule versus onde et vive le quantique pourrait-on dire.
A cela je me permets d’ajouter cette synthèse qui pourrait constituer une autre illustration :

    1. Il n’y a pas de rectangle dans la nature.
    2. Méfions-nous de ceux qui expliquent tout par le rectangle.

Picorons quelques formules à cet endroit car c’est à mon avis ici que se joue le sentiment global sur l’ouvrage. Trop barré pour les uns, audacieux et documenté pour les autres (dont je suis).
« …antinomie affectant les nombres gigantesques à ce qu’il semble qu’ait inféré Gödel… »
« Quant au principe d’indétermination d’Heisenberg… » (le tout Page 140 et suivantes).
« Enfin, dans l’absolu et dans sa logique, la proposition de Gödel d’incomplétude des lois mathématiques peut s’appliquer à ses propres démonstrations d’incomplétude et à son postulat d’indécision de résultat ». (Page 149).
Vous m’avez perdu ?
Mais DG revient, il faut le souligner, souvent au jeu. Heureusement.
« Comme je l’ai déjà évoqué, il est difficile de rencontrer plus orgueilleux qu’un joueur d’échecs assidu et cela donne lieu, autour des échiquiers, à des sketchs hilarants » (Page 154).
L’auteur a ses fulgurances, il maitrise l’art de la formule par endroit et sa description du mode d’intelligence du joueur d’échecs (Page 157) est limpide. Je laisse au lecteur la joie de la découverte.
Avançons… DG critique assez sévèrement l’approche métaphorique de Stefan Zweig à mon avis en surinterprétant certains aspects du texte tout en cédant une nouvelle fois à sa triste marotte pour évoquer le héros de la célèbre nouvelle de SZ « jeune génie des échecs, quelque-peu autiste… » (Page183).
Continuons… « Le Kairos (Le kairos (καιρός) c’est l’instant T, le bon moment pour agir. Avant c’est trop tôt après c’est trop tard. ) » est un chapitre (comme beaucoup d’autres) réussi. Kairos est un terme de grec ancien que Stéphane Laborde traduisait dans ses vidéo Diagonale TV (accompagné souvent du très excellent Maître International Jean-Baptiste Mullon) par « C’est l’heure ! » auquel il ajoutait quand la position semblait s’y prêter un tonitruant « On n’a pas peur ! ».
Le Kairos, un thème échiquéen s’il en est.
Nous arrivons au terme de l’ouvrage et impossible de déconseiller la lecture du livre d’un auteur qui nous confie, toujours à sa mise en garde contre le risque de sombrer dans et par le jeu : « Pour ma part, il se trouve que je possède un sage conseiller en « la personne » de mon chat Ricardo » (Page 196).

Conclusion.
J’ai pointé pas mal de petites choses pouvant sembler n’avoir rien à faire avec le jeu d’échecs mais c’est aussi pour rendre hommage à ma façon au savoir-faire de l’auteur qui ne décrit pas simplement (avec le risque de la lourdeur) la psychologie d’un joueur d’échecs de la première à la dernière page.
Non. C’est un essai qui sans cesse va de la question du jeu vers celle de la pensée pure (et impure), qui revient par celle de la décision qui repart en direction de l’addiction, qui passe un peu de temps sur le concept de réminiscence, qui traite forcément la question de la connaissance et interroge pour tout cela un certain nombre de disciplines.
C’est de voyage dont il est question ici et je ne suis vraiment pas fâché de l’avoir fait.
A bientôt ici ou ailleurs.
Krusti.

Ci-dessous les commentaires de l’époque:

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